L’ouvrage débute par une introduction de Susi Pietri, qui a rassemblé et aussi traduit, pour la plupart d’entre eux, les textes. Cette introduction annonce le plan que suit le livre, mais évoque aussi tout le contexte littéraire au tournant des XIXe et XXe siècle, les relectures de Balzac, ce que celles-ci ont apportées aux écrivains, ainsi que les enjeux esthétiques (et bien plus encore) qui en ont découlé. Cette introduction « plante » le décor, évoque le contexte, confronte les différents points de vue des écrivains sur l’œuvre de Balzac.
Ensuite, nous sont donnés à lire les écrits de ces auteurs habités par l’œuvre balzacienne. Susi Pietri a rassemblé les textes selon trois axes forts : en premier lieu, une partie intitulée « L’effet-Comédie humaine » ; la deuxième,
« L’Oeuvre-monde » et enfin, « De l’autre côté du miroir ».
La première partie comporte des essais qui ont en commun l’évocation de l’effet « Comédie humaine » : les personnages, l’impression de vie qui s’en dégage, l’illusion de réel. Chez Wilde, la confrontation du monde réel et de la fiction s’avère troublante (« Une fréquentation constante de Balzac transforme nos amis vivants en ombre, et nos relations en ombres d’ombres. », p. 31). Le monde réel et le monde de Balzac se confondent, se substituent l’un à l’autre. Henri James évoque cette France littéralement restituée dans la Comédie Humaine, avec toutes ses composantes, ses drames. Balzac donne à voir, à sentir les êtres humains dans toutes leurs dimensions, et ce suite à une quête vertigineuse (« […] ce qu’il aimait était précisément de s’immerger au fond de la conscience constituée de l’être, de pénétrer dans ses vêtements, ses gants et tout le reste, jusque dans la peau et les os de cette forme de vie […] qu’il voulait représenter…», pp. 54-55). Hugo Von Hofmannsthal, dans son essai sur « La fille aux yeux d’or », met en avant les figures reparaissant d’un ouvrage à un autre, évoque les destins entrecroisés.
La deuxième partie traite de la Comédie humaine comme d’une œuvre-monde, œuvre mimétique du monde, non seulement à travers ses personnages, mais aussi dans sa structure même. Ces préoccupations sont particulièrement prégnantes chez Hofmannsthal, où il évoque dans un essai le rapport des lecteurs avec les œuvres de Balzac
(« …toujours on sentira le « Monde », la « Substance », la substance même dont est faites la vie toute entière. Le lecteur peut passer directement, sans aucune transition, de sa propre vie […] dans les livres de Balzac », pp. 128-129). Chez James, Balzac est le créateur d’un monde (« L’impression qui alors s’éclaire et s’étend est celle de la masse et du poids de sa figure, de l’extension de la surface qu’il occupe – une étendue sur laquelle nous pourrions, tous ensemble, planter nos petites tentes, ouvrir nos petites baraques, […] sans en réduire matériellement l’espace ou empêcher la circulation de son possesseur », p. 89). Pour Rainer Maria Milke, dans son texte sur le Balzac de Rodin, la statue semble vivre par elle-même, être habitée d’une force qui dépasse le sculpteur lui-même ( « [...] si le monde avait été vide, ses regards auraient su l’organiser », p. 123). Ce qui pointe parmi tous ces essais, comme le note Susi Pietri dans l’introduction, c’est la question de la fiction et de son statut au sein d’une œuvre qui tend à recréer le monde. Cette œuvre, comme le monde, est-elle totale ou bien est-elle composée de cellules que rien ne pourra réunir ?
La troisième partie s’avère plus étonnante encore puisque Balzac est évoqué dans des œuvres de fiction. Chez Wilde, Swinburne, Svevo, Balzac est au cœur de controverses, de points de vue, s’intègre dans la vie des personnages. Le protagoniste dans « Le trafiquant d’épaves » de Stevenson, « vit » dans le monde de Balzac (« Lousteau et Rastignac déjeunaient avec moi à mon sordide caboulot », p. 180). Swinburne commença à composer un cycle de romans sur le modèle de la Comédie Humaine ; et d’ailleurs, dans Lesbia Brandon, Balzac est le sujet d’une conversation passionnée. Chez Hofmannsthal, Balzac lui-même, incarné, s’entretient avec Hammer, sur son œuvre, les lois de la création de la Comédie Humaine. Les auteurs réinventent Balzac, l’intègrent dans leurs fictions, jusqu’à le faire devenir lui-même un personnage de fiction. Ces auteurs créent un monde dans le monde, réalisent une mise en abîme. Certainement la manière pour eux, après la réflexion des essais, de « répondre » et de se mesurer à l’œuvre colossale de Balzac.
Ce livre est une somme d’écrits, et l’originalité est de laisser s’étendre les textes des auteurs.
Tout d’abord, ce sont des écrivains qui s’expriment sur Balzac, et parfois, le lyrisme dont ils font preuve (particulièrement Hofmannsthal) est vertigineux et magnifique. De plus, bien souvent, ils réfléchissent sur l’œuvre de Balzac à un moment de crise au cours de leur carrière : on peut voir, en plus de l’analyse, la remise en cause de leur propre œuvre, la gestation créatrice, l’annonce d’un tournant.
Mais surtout cet ouvrage met en lumière un Balzac européen. Il nous montre que l’auteur de la Comédie Humaine n’est pas réduit à sa Touraine chantante, mais que son œuvre s’étend, est étudiée, admirée, reprise, inlassablement. Quelque soit le lieu (Russie, Angleterre, Italie…), le moment, l’œuvre de Balzac est un laboratoire commun, creuset de toutes les expériences. Voilà donc un Balzac divinisé, qui, pour les auteurs et leurs carrières, représente un tournant, une remise en cause… Balzac, lieu sans frontières de la création européenne.
Amélie Delaunay