Dans un des principaux dictionnaires de géographie, parmi les rares écrivains à avoir le droit à une entrée, on trouve Georges Perec. Certes cet auteur est très apprécié de la discipline car il a notamment écrit Espèces d’espaces, mais il a aussi commis d’autres livres intéressants pour les sciences humaines, notamment dans la perspective de l’étude et de l’écriture du quotidien – on citera notamment ici Tentative d’épuisement d’un lieu parisien sur la place Saint-Sulpice et L’infra ordinaire moins connus que Les choses mais au tout aussi intéressants. Le livre que nous allons présenter ici concerne justement, et ce dès son titre, le quotidien vu par Georges Perec. Il s’agit de Mémoires du quotidien : les lieux de Perec par Derek Schilling, professeur de littérature française aux Etats-Unis. Ce livre sur Perec est l’adaptation de sa thèse du même titre soutenue en 1997 à l’université Paris 8.
Cet ouvrage donc tout à fait universitaire présente quatre grandes parties.
Une première, « La pensée au quotidien » présentant la pensée du quotidien à travers les quatre grandes figures que sont Fernand Braudel (« il vise ni plus ni moins que l’introduction de la vie quotidienne dans le domaine de l’histoire »), le philo-sociologue Henri Lefebvre, Maurice Blanchot (« Le quotidien ne se laisse pas enfermer dans une antithèse parce qu’il ne peut avoir de contraire : « l’ordinaire de chaque jour ne l’est pas par contraste avec quelque extraordinaire » »), Michel de Certeau (qui pose la question : « De ce que chacun fait, qu’est-ce qui s’écrit ? »). Tout ces auteurs ont précédé ou accompagné Perec dans ses écrits, ils l’ont aidé plus ou moins directement à construire sa démarche à savoir « interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner ».
La deuxième partie s’intitule « l’Etat des Choses ». Ici, l’auteur se consacre plus particulièrement à un ouvrage. Il s’interroge sur la place du premier grand roman de Perec Les Choses, dans cette démarche d’appréhension du quotidien. De nombreuses questions sont posées : « Quelle étendue de la réalité contemporaine un écrivain peut-il raisonnablement prendre en charge ? » ; quelles sont les références qu’on retrouve dans ce livre ? (notamment celle de Flaubert dont Perec reprend quasiment mot pour mot certaines phrases de L’éducation sentimentale) ; quelles sont les œuvres influencées par les choses ? (Masculin / féminin de Godard). ; quelle est la place et la construction du souvenir ? (« Se contentant de nommer plutôt que de décrire, Perec parvient à ressusciter un monde et, avec lui un faisceau de souvenir potentiels. »)
Si La première partie est consacrée à une mise en situation et la deuxième à un ouvrage plus particulier, les deux dernières parties de ce livre ont des approches thématiques qui feront plus encore que la quotidienneté ou Les Choses le lien entre l’œuvre de Perec et la géographie. Une est vouée à l’espace, l’autre aux lieux, « deux termes qui forment l’axe de cette nouvelle poétique de la quotidienneté, située à mi-chemin entre ethnographie et géographie, vie pratique et littérature ».
La troisième partie de cet ouvrage « L’espace en question » entend montrer que l’espace « s’intègre à une interrogation systématique des manières d’habiter ». Cela est abordé ici à travers deux textes : l’incontournable Espèces d’espaces et Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Cette lecture se fait à travers les figures-clés qui émergent alors et qui sont celles du « lecteur de la ville » et de l’« usager ». Chez Perec, l’espace apparaît indissociable de la langue et de la trace graphique : « il n’est en effet d’espace que marqué : « L’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la page blanche ». Schilling nous rappelle que dans Espèces d’espaces, Perec essaie de concevoir un espace sans fonction car « la liberté de « l’usager de l’espace » n’est-elle pas limitée précisément par le fait que, pour lui, chaque espace se rapporte par définition à un usage prescrit ». « Le statut de l’habitable forme peut-être la question centrale du livre ». Dans le second ouvrage évoqué ici, « le lieu semble défini par ce qui le traverse plutôt que par ce qui l’entoure ». L’objectif de Perec est ici de noter ce qu’on ne note généralement pas. Cela fait qu’on se retrouve finalement plus avec une sorte d’inventaire qu’avec une réelle description du lieu. Schilling conclut cette partie en précisant « que pour l'écrivain, l'interrogation de l'espace sera toujours une question de langue en premier lieu ». Comment écrire l’espace est donc une des questions centrales dans l’œuvre de Perec.
Enfin, la quatrième et dernière partie, « L’état des « lieux » », est articulée autour d’un projet inabouti (Lieux) et de ce qu’il en est resté (Tentative de description de quelques lieux parisiens). Comment lire ces textes ? A quelles fins ont-ils été dispersés dans des revues ? Quelles ont été les étapes avant l’abandon du projet ? Voilà certaines des questions auxquelles tente de répondre Schilling. Cela passe donc du projet rigoureux de décrire douze lieux parisiens sur douze ans. Mais ne se soumettant pas assez rigoureusement aux règles qu’il s’est lui même imposé, Perec sera obligé de faire bifurquer son projet. Les textes évoqués ici posent notamment la question « comment prendre de la distance vis-à-vis de sa propre culture sans s’en éloigner dans l’espace ? ». Si ces textes sont une évocation du présent de Perec, ils sont aussi une exploration des souvenirs de l’auteur liés à ces lieux. En effet, pour lui, « chaque lieu sert parallèlement à déclencher des associations personnelles. […] L’espace perecquien se dédouble en deux mode de perception, l’ethnographique et le mnésique. » Ces différents lieux, une fois le projet abandonné, se transformeront en d’autres projets poétiques, radiophoniques ou « filmiques ».
Comme souvent ce sont des auteurs extérieurs aux sciences humaines qui se font passeur interdisciplinaire entre ces sciences. Perec est de ceux-là et le livre de Schilling montre que l’auteur invoque/convoque la sociologie, la psychologie, la géographie, l’histoire, l’anthropologie et l’ethnographie. Cependant, si les chercheurs en sciences humaines sont très présents dans la bibliographie, on remarque l’absence criante de géographes alors même que Schilling évoque les lieux et l’espace, mais aussi l’espace vécu, trois des notions de prédilection de la géographie.
Nathanaël Gobenceaux - Mai 2007