Cet article n’est ni un article de musique ni un article de géographie.
Le lieu, et ce que l’on vient y chercher…
U2, groupe irlandais, naît en 1977, moment où David Bowie quitte les Etats Unis pour l’Europe. Il y crée ce que l’on appellera la « trilogie berlinoise ». Il vit surtout à Berlin, et, alors à peine âgé de 30 ans, devient une institution.
L’influence musicale de Bowie n’est pas revendiquée par le groupe dublinois de manière appuyée (contrairement à Bob Dylan, souvent cité par Bono). L’influence est, pourrait-on dire, extra-musicale ; elle se trouve dans la recherche de parcours parallèles (à quelques années près) structurant leur carrière, et la recherche de lieux « matrice » de la création.
Petite introduction dans la grisaille dublinoise…
[U2 :Bono (chanteur), The Edge (guitare, voix), Adam Clayton (basse), Larry Mullen Jnr. (batterie).]
Un petit mot quand même sur l’influence de Bowie sur les jeunes irlandais. C’est surtout Larry Mullen Jnr. qui est fan de Bowie et du glam rock en général. Les autres oscillent entre le punk, Elvis Presley, les Beatles et Yes… Les musiciens débutants fréquentent the Lypton Village, un groupe de jeunes qui réinventent le quotidien : ils changent de noms, et d’identités, montent des pièces de théâtre, pour échapper au quotidien et au conservatisme de la société irlandaise. Le plus excentrique de tous est Fionan Hanvey, rebaptisé Gavin Friday (futur chanteur des Virgin Prunes). Il vénère David Bowie, et déambule dans Dublin, vêtu d’une robe (certainement à la manière de la pochette de « The Man who sold the world ») et portant un sac à main. Il exerce une grande fascination sur Bono.
A ce moment-là, U2 ne porte pas encore ce nom : tout d’abord nommé « Feedback », le jeune groupe adopte le nom de « The Hype », reprenant le nom du groupe de Bowie avant les Spiders from Mars…
Les Etats-Unis, formation et désillusion…
La terre rêvée des groupes de rock, là où l’on cherche la consécration.
Depuis 1973, Bowie, sous les frusques de Ziggy Stardust, explore aussi l’Amérique. Débarrassé de son embarrassant double, il en vient de plus en plus à plonger dans la soul music, jusqu’à produire en 1975 « Young Americans », album qui se veut une « photographie » de la soul. Bowie joue avec cette musique, qui prend une toute autre ampleur avec « Station to Station », où sous les rythmes entraînants, s’insinue une angoisse impalpable
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U2 débarque aux Etats-Unis en 1980, et petit à petit, conquiert ce pays. Après la consécration de l’album « The Joshua Tree » (1987), les dublinois décident de plonger aux sources du blues et de la soul. Ils travaillent avec B.B. King, une chorale de gospel, et font leur « apprentissage » en travaillant les structures du blues et les bases du rock. Il en résultera un album mi-live, mi studio, « Rattle and Hum » (1988) accueilli de manière mitigée par la critique et le public.
Dans les deux cas, l’Amérique est une terre d’exploration, où les artistes puisent dans la musique du terroir, et finalement épuise cette musique.
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Dans les deux cas aussi, une lassitude vis-à-vis du rêve américain.
Pour Bowie, l’enjeu n’est pas seulement artistique. Ce n’est pas une désillusion musicale, un cul-de-sac après s’être plongé dans la soul et ne pas savoir quoi en tirer exactement. C’est une question de survie. Los Angeles concentre toute son aversion pour l’Amérique (« Los Angeles ? Cette putain de ville devrait être rayée de la planète »)[i]. Bowie veut échapper des griffes de l’Amérique, et de son quotidien (dealers, satanistes…). Cela passe par une vague d’épuration dans son entourage, et par le retour inévitable en Europe. |
« Nous nous sommes beaucoup amusés ces derniers mois, en découvrant des musiques que nous ne connaissions pas bien – et que nous ne connaissons toujours pas bien, mais c’était marrant ! C’est la fin de quelque chose pour U2 […] Rien de grave, c’est juste que nous avons besoin de partir un peu et de reconstruire le rêve. »[ii] |
« Rattle and Hum » est une impasse artistique, et U2 ne fera que suivre le même chemin que Bowie : le retour en Europe.
Ce retour en Europe : une survie artistique pour U2 ; une survie tout simplement pour Bowie.
La vieille Europe qui permet de se réinventer…
1976, Bowie débarque en Europe. Il enregistre un peu à Hérouville, puis finalement va à Berlin, pour finir d’enregistrer et mixer « Low ». Pensait-il déjà à cette musique froide, synthétique, lyrique, aux Etats-Unis, ou fait-elle son apparition lors de son retour en Europe, et plus particulièrement à Berlin ? Cherchait-il un lieu « idéal » pour l’éclosion de cette musique qu’il souhaitait, ou bien cette musique a-t-elle été déclenchée par ce retour en Europe ? Il s’agit certainement d’une alchimie entre les deux… Toujours est-il que Bowie parle de « frictions » entre lui et Berlin (« J’ai composé dans toutes les capitales occidentales, j’en suis toujours parvenu au stade où il n’y avait plus aucune friction entre les villes et moi […] Il manque quelque chose. Et Berlin a cette étrange capacité de vous faire écrire uniquement des choses importantes. »[iii]
« Heroes » sera enregistré la même année à Berlin et sera marqué encore plus que « Low » par la cité coupée en deux.
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U2 ne fera finalement rien d’autre en 1990 : ils enregistrent deux titres aux studios Hansa by the Wall (là où enregistra Bowie) (le reste sera enregistré dans les studios de Windmill Lane à Dublin). Pourquoi U2 vient-il à Berlin ? J’ai juste le vague souvenir que c’était pour voir cette ville « avant que tout change » (propos d’Adam Clayton, le bassiste, dans le documentaire « Achtung Baby »), mais pas trop le souvenir que Bowie soit cité en exemple. Cependant, le « Berlin avant que tout change » est celui que vit Bowie. U2 essaie de saisir un instantané avant les changements définitifs, pour se rapprocher de l’univers qui vit la naissance de la « trilogie ». Sur « Achtung Baby », le souvenir de Bowie est partout présent : le son froid, métallique, les voix distordues. La démarche artistique, intellectuelle, la recherche de la friction dans Berlin. Ils semblent être allés à Berlin comme on va en pèlerinage, à la recherche d’un miracle, quand toutes les autres possibilités ont été épuisées. |
Dans les deux cas, le retour en Europe n’est pas le retour au pays. Ce n’est même pas l’Allemagne, c’est Berlin.
Berlin
C’est le lieu des bouleversements politiques, le lieu de l’effervescence artistique avant la terreur. C’est la ville qui porte les traces physiques de son histoire, à travers ses creux et ses pleins, ses vides et ses édifices anciens (le Berliner Dom, la Nikolaikirche), en ruine (la Kaiser-Wilhelm-Gedächtniskirche), réhabilités (le Reichstag) ou nouveaux (le Sony Center). Dans un même lieu, les nappes successives de l’histoire se superposent, se frottent les unes contre les autres comme nulle part ailleurs. Paris, malgré son histoire terrible au cours des siècles (la Peste noire, la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons, les guerres de religion et le massacre de la Saint-Barthélemy, la Révolution, l’écrasement de la Commune, les deux guerres mondiales) présente une surface lisse, accentuée par sa muséification. L’Histoire glisse sur elle, et s’évapore. Pas de frictions, de tensions, de souvenirs de son histoire, ou seulement celle glorieuse et « carte postale » : le conservatisme des immeubles haussmaniens, la Notre-Dame version Viollet-le-Duc, la solennité du Panthéon, le Louvre musée (forteresse médiévale transformée en palais à partir du règne de François Ier), la modernité éternelle de la Tour Eiffel…
C’est la « friction » de Berlin dont parle Bowie.
Deux trilogies ?
Peut-on parler de deux trilogies avec presque les mêmes enjeux artistiques, et le même esprit des lieux ?
Low (1977)
Heroes (1977)
Lodger (1979) |
Achtung Baby (1991)
Zooropa (1993)
Pop (1997) |
Bowie et U2 plongent dans l’Europe, Berlin est un moteur pour les deux premiers albums de chacune de ces trilogies. Il est intéressant de noter que dans les deux cas, les deux premiers albums revêtent une dimension « sérieuse » avec reconnaissance artistique à la clé ; et que le troisième est un jeu. Pour Bowie, c’est l’exploration des musiques du monde et le jeu avec sa propre image. Soudain libéré, il s’adonne à la fantaisie et livre un album décomplexé, profond, en un mot… jouissif. Et celui-ci n’est pas produit à Berlin, mais à Montreux…
Montreux
La rencontre des montagnes et du lac, de la lumière et de l’eau. Le miroitement des rayons sur la surface lisse du lac. La beauté de l’instant présent ; les plantes voluptueuses, les fleurs largement ouvertes. Un dimanche de l’été indien, une foule cosmopolite, des voiles, des vêtements de toutes les couleurs. L’horizon rendu légèrement brumeux par les vapeurs de chaleur. Lunettes de soleil sur les nez, stores jaunes sur les boutiques de luxe. Le rythme, la musique, « un vent de folie glisse sur les flancs de la rigueur suisse… ». Ça brille, ça scintille, un vernis étincelant qui glisse sur des âmes peut-être pas toutes aussi sereines qu’elles veulent bien le montrer…
Et que fait U2 pour « Pop » ? En mal d’inspiration, ils vont voir « my mammy »…« Miami ». Certainement peu de rapports entre Montreux et Miami (mais qu’en sais-je ? Je ne suis jamais allé à Miami !), mais tout de même : stations balnéaires toutes deux, cosmopolites, villes de loisirs et de plaisirs… U2 montre dans son documentaire « A year in Pop » une ville acidulée, au climat chaud, à l’atmosphère hédoniste… Le groupe voulait être « cool », dixit Larry Mullen… Bowie, en 1979, ne souhaitait-il pas la même chose ? Et comment être « cool » à Berlin ? Peut-on l’être de la même manière qu’à Montreux ou à Miami ?
Le mot de la fin
Cette brève esquisse des liens entre les carrières de Bowie et de U2 ne saurait être véritablement exhaustive, mais juste évocatrice. Cependant, elle met en lumière les éléments les plus visibles. On peut se demander dès lors si la démarche de U2 a été une démarche artistique spontanée ou calquant un modèle incontournable (surtout pour l’étape berlinoise). Si cela était la cas, cette démarche pourrait être qualifiée d’artificielle. Ce qui finalement n’enlèverait rien à son intérêt, puisqu’elle pourrait être ainsi considérée comme une véritable revendication artistique.
Landry Jutier - Mai 2010
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Notes
*Le titre de cet article est inspiré de «Géographie parallèle » de Michel Butor.
[i] Jérôme Soligny, David Bowie, Rock&Folk/Albin Michel, 1996.
[ii] Stan Cuesta, U2, Librio, 2003.
[iii] Rock&Folk, n°128, septembre 1977.
ce texte a été publié pour la première fois ici