Le liseur de Bernhard Schlink, et Dora Bruder de Patrick Modiano, éd. folio Gallimard
Voilà deux livres qui sont parus pendant la même période (1995 pour Bernhard Schlink et 1997 pour Patrick Modiano) et qui reviennent sur une page noire de notre histoire, celle de la déportation juive pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce qui est intéressant ici c’est que nous avons deux sensibilités différentes et donc deux manières d’aborder l’événement.
Le livre de Bernhard Schlink, de nationalité allemande, auparavant auteur de romans policiers, a connu un très grand succès et a été traduit en 37 langues. Notre auteur a longtemps embrassé la carrière d’avocat, de juge puis de professeur de philosophie avant de se lancer dans l’écriture avec la publication de Brouillard sur Mannheim où l’on retrouve son personnage principal Selbs (vient de Selbst : « soi-même »). C’est une œuvre semi-autobiographique qui raconte la relation d’un adolescent de 15 ans, Michaël qui fait la connaissance par hasard d’une femme, Hannah, 35 ans. Après quelques visites, il devient très vite son amant. Pendant six mois il la rejoint chez elle en secret et chaque rendez-vous est fixé par un rituel, lui faire la lecture. Mais du jour au lendemain elle disparaît sans laisser la moindre trace. Michaël ne la retrouve que quelques années plus tard. Alors qu’il assiste un procès pour ses études, parmi les accusés il reconnaît Hannah. Elle fait partie des cinq accusées qui ont pris part aux exactions nazies en étant surveillantes d’un camp de concentration. L’intrigue amoureuse entre le narrateur et cette femme est convenue, elle raisonne comme un étrange écho de déjà-vu (on peut citer les classiques de la littérature française Le diable au corps de Radiguet, Les enfants terribles de Cocteau). En revanche ce qui nous intéresse plus ici, c’est la réflexion qui en découle.
Le roman mêle les thèmes de la responsabilité et le sentiment de honte face aux actes du passé, de la difficulté de garder un secret aussi pesant. Le narrateur s’interroge sur la culpabilité de cette femme mais également sur la sienne et sur celle de la génération qui a suivi. Le poids du passé même pour des personnes qui n’ont pas vécu les événements reste palpable pour toute une nation. La ligne de défense d’Hannah pendant le procès est la suivante : elle interpelle le président « Qu’est ce que vous auriez fait ? ». Interrogation bien légitime que l’on se pose en tant que français pendant la période d’occupation et encore plus forte lorsqu’il s’agit d’un allemand tant nous avons en mémoire les atrocités du IIIème Reich ; et dont on a trop peu l’occasion de constater que les allemands font leur difficile devoir de mémoire. Il faut se souvenir de la polémique qui avait éclaté outre-Rhin lors de la parution des mémoires de Günter Grass Pelures d’oignon * ; il y avait révélé son enrôlement dans les jeunesses hitlériennes alors qu’ilétait réputé et respecté pour ses positions très dures envers ses compatriotes. Ce qui est d’autant plus réussi dans le livre de Schlink c’est le ton qu’adopte le narrateur suffisamment distancié pour permettre l’auto-analyse, il s’apparente presque à un narrateur externe au style concis et détaillé tant il fait peu étalage de ses états d’âmes. Il pose un regard lucide sur ses congénères et en dégage des réflexions sur sa propre attitude.
Avec Dora Bruder, ce n’est pas la première fois que Patrick Modiano écrit sur la période de l’occupation. Dans son premier roman Place de l’étoile, publié en 1967, Modiano ouvre une trilogie dite « de l’occupation ». Deux thèmes vont s’entremêler, celui de la mémoire et celui de la quête identitaire du narrateur sur le passé de ses parents pendant la période de l’occupation où il tente de cerner leur attitude, ce qui donne des personnages ambigus aux contours flous. Modiano a été introduit dans le monde littéraire par Raymond Queneau qu’il a eu comme professeur au lycée. Il a obtenu le prix Goncourt pour Rue des boutiques obscures en 1978.
Le livre de Patrick Modiano est un roman construit comme une sorte d’enquête. Le narrateur découvre un matin dans un vieux journal de 1941 un avis de recherche, la disparition d’une certaine Dora Bruder. On suit le narrateur dans les rues de Paris en quête d’indices sur la jeune femme, le récit est entrecoupé de documents et de rapports de police, de lettres, et de récit sur les relations entre le narrateur et son père. Le narrateur est meurtri de rencontrer autant de difficultés dans ses recherches, le temps a passé, les lieux ont changé et en ont remplacé d’autres. Le récit est plus intimiste que son homologue allemand. On retrouve l’univers de Modiano, les questionnements personnels, la fuite inexorable du temps, l’effacement des indices temporels, les dates qui s’entremêlent. On ressent une sensation désagréable car on a l’impression que le narrateur se jette dans une recherche perdue d’avance sans prendre de précaution pour lui-même, comme s’il s’agissait de celle d’un proche. Il n’y a pas de réflexion sur l’attitude de la police française qui a effectué les rafles et des déportations, mais seulement en filigrane en lisant les rapports de police, on éprouve un certain malaise de constater que les individus sont étiquetés et numérotés par des dossiers déshumanisants. Les bâtiments dans lesquels Dora a vécu ont pour la plupart été détruits rendant impossible la vérification des hypothèses du narrateur. Pour parler d’une période difficile l’auteur a préféré suggérer plutôt que d’adopter un style démonstratif, une pudeur et une sobriété qui sert le propos.
*Pelures d’oignons, éd. du Seuil
David Goulois est chroniqueur cinéma pour Radio Béton, il a fait des études de lettres et s’est intéressé plus particulièrement à Fernando Pessoa.