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Les pages présentées ici ont pour sujet l'Europe comme ensemble ; cohérent ou pas ? 

EUROPE, ATLANTIQUE, CULTURE (Kenneth White)



  • « Là, sus sur une haute tour, recongnut Pantagruel la Lanterne de La Rochelle,
    laquelle nous fist bonne clarté. »
    (Rabelais)


    L’IDEE DE L’EUROPE

    Si l’on veut repérer la première conception de l’Europe, il faut remonter jusqu’au mythe d’origine, d’où émerge une idée politique dont je propose de suivre rapidement l’histoire.
    Aux origines de l’idée européenne, on trouve un mythe grec selon lequel Europa était une princesse phénicienne enlevée en Crète par Zeus déguisé en taureau blanc. Ce que dit le mythe, c’est combien l’Europe doit à l’Asie (c’est Cadmus, le frère d’Europa, qui aurait apporté en Grèce l’art de l’écriture), et en même temps combien ferme est son intention de recommencer à neuf. On peut lire dans le mythe d’autres éléments : dans le taureau blanc, à la fois une puis-sance terrestre et un élan absolu ; dans le voyage, l’esprit errant, explorateur, investigateur de l’Europe ; dans la présence de la belle princesse, un érotisme inquiet.
    « L’Europe aux yeux grands ouverts », dit un poète grec.
    Après ses débuts dans l’archipel ouvert de la Grèce, l’Europe fut romaine et impériale. On quitte la légende pour les légions. Une unité devait se faire, et manu militari. On pousse la frontière, la limite, la limes, de plus en plus loin. Jusque chez les Calédoniens, en Écosse, par exemple. Un chef celte s’écrie : « Ils font un désert et ils appellent cela la paix. » La pax romana était violente. Elle a apporté tout de même des bienfaits : des livres, des bains, du vin — et une langue universelle.
    Napoléon prolonge le mouvement romain, « le sucre dans une main, le sabre dans l’autre », comme il dit. Il traverse, en les ravageant, une nation après l’autre, avec, en tête, une idée haute de l’Europe, qu’il veut relier, en pensant à Alexandre le Macédonien, à l’Asie — c’est pour cela qu’après avoir été directeur d’un bureau topographique et inspecteur des côtes (il me plaît qu’en plus de ses qualités de stratège, Napoléon ait eu le sens de la géographie), il fonde l’Institut d’Égypte. Napoléon n’est pas un de mes héros intellectuels. Mais l’histoire est complexe. Et l’idée d’une Europe au-delà des nations fut approuvée par Goethe, natif d’un des pays ravagés. Quant à l’Institut d’Égypte, c’était une des grandes réalisations culturelles du siècle.
    Poursuivons l’idée, à grandes enjambées, à travers l’histoire et la géographie.
    C’est en évoquant d’abord l’espace géographique qu’Aristide Briand s’adressa, le 5 septembre 1929, à la Société des Nations à Genève. Entre des peuples occupant le même espace, tels les peuples du continent européen, disait-il, il fallait une sorte de lien fédéral. La base de cette fédération, continuait-il précautionneusement, serait sans doute d’abord économique, l’économie étant la première urgence. Mais il était à espérer, à souhaiter, que le fédéralisme économique puisse aussi, sans aucunement mettre en cause la souveraineté nationale des pays associés, s’étendre au plan politique et social… En évoquant, avec des précautions grammaticales, oratoires et diplomatiques, le conflit possible entre souveraineté nationale et associationnisme, Briand touchait, il en était bien conscient, au point sensible de tout ce mouvement vers une unité européenne nouvelle. En cas de situation grave, combien de pays seraient prêts à faire passer la cause de l’association européenne avant la défense de leur souveraineté nationale ? Pendant des années, des décennies, de congrès en congrès, de débat en débat, les parlementaires allaient tourner autour de la question, le résultat étant que toute résolution générale, même votée à l’unanimité, était tellement alourdie de clauses subsidiaires, et si bien trouée de voies de sortie, qu’elle devenait pratiquement inapplicable. Peut-être aurait-il mieux valu commencer par la culture, c’est-à-dire la constitution d’une base commune solide. J’y reviendrai.
    Au début des années trente, on entre dans une zone de turbulences psycho-politiques profondes.
    C’est en 1935 qu’Edmond Husserl fait paraître sa Crise de l’humanité européenne. Ce que Husserl voyait autour de lui était un mélange d’enlisement et de délire, de plat positivisme et de démence : crise intellectuelle, crise existentielle. Il en appelle à une « prise de conscience » (Selbstbesinnung), évoque, désespéré-ment, le concept Europe, le phénomène Europe, l’unité supranationale que représente l’Europe, la figure spirituelle de l’Europe, tout en jetant les bases de ce qu’il pense être une solution à la détresse et au stress, au malaise croissant de l’humanité.
    On sait ce qui est arrivé en Europe après 1935 : une catastrophe totale, toute pensée balayée — une catastrophe dont l’humanité européenne allait avoir du mal à se relever, et à la suite de laquelle l’Europe allait essayer, difficilement, de se reconstruire, de se trouver une unité nouvelle.
    À la suite d’une deuxième guerre chaude et du début d’une guerre froide, la question de l’Europe devenait de plus en plus urgente. Avec la décolonisation générale des décennies suivantes, les nations se sentaient plus disposées à tourner leur énergie et leurs pensées vers le problème de l’unité de l’Europe. Le mouvement vers la communauté européenne s’accéléra, et la carte institution-nelle de l’Europe commença à se complexifier. Mais non sans de multiples difficultés, des blocages, des régressions.
    Pour illustrer le genre de choses que je viens d’indiquer, je prendrai l’exemple de la Grande-Bretagne.
    Quand, en 1946, à Zurich, Winston Churchill, pas le moins Anglais des Anglais, osa avancer l’idée d’« une sorte d’États-Unis de l’Europe », le Times, organe central de la haute opinion britannique, parla d’une « proposi-tion absurde et inacceptable », véritable outrage à l’idéologie insulaire. Cette idéologie était tout aussi forte à gauche qu’à droite. Une brochure du Labour Party, le parti travailliste, datant de 1950, déclara sans ambages qu’aucune atteinte à la souveraineté britannique ne serait admise.
    S’adressant, le 20 septembre 1988, au Collège d’Europe à Bruges, Margaret Thatcher, alors Premier Ministre du Royaume-Uni, s’éleva avec passion et fougue contre la perspective, pour elle abominable, d’un « super-État européen » et se moqua de ce qu’elle appelait un « kit identitaire européen ». Tous les partisans de la Petite Angleterre ont dû applaudir à tout rompre. Tous les piliers — ajoutons aussi cet aspect au dossier — des multinationales américaines aussi. Celles-ci, qui essaient depuis longtemps, non sans succès, d’imposer un modèle américain à l’Europe, d’y implanter un marché, ne peuvent voir que d’un mauvais œil une Europe consciente d’elle-même et forte de ses propres projets.
    Bref, l’idée de l’Europe avait du mal à se frayer un chemin, à créer son espace. Cela pour plusieurs raisons :
    1) une incapacité  à concevoir pleinement l’idée ;
    2) un blocage dû à des idéologies identitaires locales ;
    3) des alliances politiques et économiques déjà établies.
    Le projet se situa d’abord dans le champ économique. Il devait évoluer par la suite vers le politique. À mon sens (mais je me rends bien compte  que c’est platoniste, c’est-à-dire idéaliste et utopique), il aurait mieux valu commencer par s’entendre sur l’horizon culturel, car c’est à une culture que, dans une civilisation complète, l’économie et la politique devraient aboutir. Après avoir établi une charte culturelle (acceptez-vous ou n’acceptez-vous pas d’y souscrire ?), on aurait pu se poser des questions précises concernant la meilleure politique à suivre, la meilleure économie à mettre en place. On aurait évité ainsi la situation actuelle, où des nations adhèrent, parfois avec des réserves, à l’entité Europe, par pur intérêt économique immédiat et sans avoir aucune idée de sa conception.
    Revenons justement à la situation actuelle.
    L’Europe économique (difficultés passagères incluses) existe. L’Europe politique est en voie, malgré bien des obstacles, de se former et de s’affirmer. Ce qui n’existe pas du tout encore, c’est une nouvelle Europe culturelle.
    Un exemple de ce que j’avance ?
    Interrogé, au début des années soixante-dix, sur ses rapports avec la « pensée continentale », un professeur de philosophie de l’université d’Oxford a pu avouer sans gêne que pour tout ce qui concernait la philosophie en dehors du domaine linguistique anglo-saxon, il n’était pas « particulièrement bien informé ».
    De telles déclarations, marquées d’une complaisance dans l’ignorance, d’une idéologie bornée et confortable, ne sont malheureusement pas rares.
    Parlons maintenant plus précisément de culture.


    LA QUESTION CULTURELLE

    Avant d’entrer dans ce domaine complexe, donnons au mot « culture » un peu plus de précision qu’il n’en a d’habitude. Dans l’usage courant actuel, le mot ne fait que désigner toute une production culturelle, toute une prolifération culturelle, pêle-mêle. Or, il n’y a pas de culture sans unité, et sans horizon.
    La dernière unité culturelle qu’ait connue l’Europe était celle du christianisme (res publica christiana), qui est restée longtemps un objet de nostalgie pour beaucoup. « Ce fut une époque belle et brillante, écrit Novalis dans son essai de 1799, Europe ou la Chrétienté, où l’Europe était un pays chrétien, où un seul christianisme habitait ce continent de l’humanité, où un seul grand intérêt commun reliait les provinces les plus éloignées les unes des autres de cet empire de l’esprit. »
    Empire de l’esprit, certes, dont personne ne niera les réalisations splendides (églises et cathédrales) et les institutions profondes (monastères) — mais l’esprit en question semblera toujours un peu trop massif, un peu trop édifiant, un peu trop épais pour satisfaire un esprit chercheur, et pour garder à l’Europe l’esprit d’ouverture, d’investigation qui, originellement, l’anime.
    Bref, et pour être tout à fait clair, je ne pense pas que le christianisme puisse être le moteur d’une culture européenne actuelle.
    Cherchons ailleurs.
    Allons de l’église à l’université.
    Ce qui, pour les laïcs, prit la relève de l’institutionnalisation ecclésiastique, ce fut l’université idéaliste (dans l’idéalisme de laquelle subsistait plus qu’un élément de téléologie théologique). Dans une série de conférences à la Sorbonne, Histoire de la civilisation en Europe (1828-1830), Guizot déclarait solennellement que la civilisation européenne était entrée dans « le domaine de la vérité éternelle », dorénavant fixée sur « le plan de la Providence ».
    Une telle emphase n’est décidément plus de mise. Le terrain a changé, et de tels discours ne lui correspondent aucunement. Que les universités aient un rôle significatif à jouer, avec un discours renouvelé, dans la constitution d’une nouvelle culture européenne, je le pense. Mais elles n’en prennent guère le chemin. De plus en plus, se pliant à un modèle anglo-saxon, elles se cantonnent dans le productivisme (« l’usine à diplômes »), sans horizon culturel aucun.
    Le creux culturel, l’absence de toute idée culturelle profonde, se fait de plus en plus cruellement sentir.
    De temps à autre dans le discours politico-économique perce un accent authentique, un vrai souci — c’est Marc Saugnier évoquant le besoin d’un « nouvel état d’âme », c’est Jacques Delors parlant d’une « âme pour l’Europe » — mais les concepts sont d’une pauvreté lamentable (dérivés lointains de l’époque religieuse), le langage est d’une faiblesse pathétique.
    Pendant ce temps, sur le terrain, nous assistons, au nom de l’Europe, à une suite de « manifestations culturelles » plus dérisoires les unes que les autres. La plupart du temps, on ne sait trop s’il faut en pleurer ou en rire. Contentons-nous d’en sourire.
    Un exemple : entre le 4 juin et le 16 juillet de l’an 2000 roulait à travers le continent, de Lisbonne à Berlin, le Train Littérature Europe 2000. Il avait à son bord cent écrivains. En France, la Mission avait inscrit ce « projet international majeur » avec enthousiasme à son programme. « Les écrivains sont nos intermédiaires entre la réalité et l’imaginaire, déclara, dans un langage convenu et creux, le président de cette Mission. Par la seule magie de la langue, ils transforment et transfigurent notre monde et nous donnent accès à l’univers de la pensée. » Un des écrivains français, parrainé par la Maison des Écrivains de Paris, est présenté comme quelqu’un qui « écrit un poème par jour depuis sept ans ». Si on fait le compte, cela fait deux mille cinq cent cinquante poèmes de puis 1993, et cela continue. En voilà, de la littérature ! En voilà, un espoir pour l’Europe !
    Qui, après un brin de réflexion, et en dehors de l’approbation-réflexe qui est de rigueur dans de tels contextes (après tout, on fait « quelque chose » pour la culture), ne se rend pas compte de la totale inanité de telles opérations ? On ne se situe pas là dans un champ de culture fertile, sur un terrain de pensée vive, on est dans le cirque, dans le spectacle, dans le bavardage à longueur kilométrique.
    Il faut avoir la lucidité, le courage de déblayer le terrain, de débarrasser le plancher de tout cet amas d’épiphénomènes, de sous-phénomènes, de pseudo-phénomènes que l’on appelle, avec complaisance, « culture ».
    Il faut surtout avoir une autre conception, plus fondée, plus vive, des choses.
    Continuons à chercher.
    Dans mes propres recherches, je me suis longtemps attardé à cette période, située entre 1680 et 1715 environ, que Paul Hazard, dans un livre daté de 1935, appelle « la crise de la conscience européenne ».
    Les écrivains en question (Hazard les appelle des « héros de l’esprit ») ont pour noms Spinoza, Locke, Leibniz, Fénelon, Malebranche, Fontenelle. Ces esprits avaient abandonné les formalités sophistiquées, le formalisme perfectionniste de l’âge classique sans être encore entrés dans l’âge des Lumières, plus systématique. S’ouvre alors une zone « mal définie, incertaine » où surgissent pêle-mêle des idées que l’on note à la vitesse de l’éclair et que l’on rassemble dans un champ d’énergie aux contours fluctuants. L’accent est mis sur la diversité (Fontenelle compose son Entretien sur la pluralité des mondes), mais l’amour de la diversité ne se dissocie pas d’une tendance vers l’unité : « la variété nous enchante, mais il nous faut la traduire en unité » (utique delectat nos varietas, sed reducta in unitatem), écrit Leibniz. Il s’agit d’une unité de pensée telle que l’a connue Aristote, situé toutefois dans un contexte infiniment plus complexe. Mais il s’agit aussi de l’unité de l’Europe « à l’orée du nouveau siècle », écrit Leibniz (Status Europae incipiente novo saeculo). On étudie, on médite, on écrit, on cherche un nouveau langage : les dictionnaires critiques et historiques s’accumulent, ainsi que des essais sur l’entendement humain. On se déplace, on voyage beaucoup. Leibniz parcourt l’Allemagne, la France, l’Angleterre, la Hollande et l’Italie. Le livre de voyage, « ce genre littéraire aux frontières indécises », dit Hazard, est très pratiqué et très prisé. C’est comme si l’on cherchait une nouvelle géographie mentale.
    Je me reconnais entièrement dans ces recherches-là. Et je pense que, pour trouver les bases d’une nouvelle culture, pour dégager une nouvelle mentalité, c’est de la géographie qu’il faut partir.
    C’est un des fondements de ce que j’ai appelé « la géopoétique », qui a pour but d’ouvrir un nouvel espace culturel, et dont je rappelle ici, rapidement, les principes.
    Qu’est-ce qui caractérise une haute culture, c’est-à-dire une culture profonde, une culture vigoureuse qui fait vivre ?
    Une vraie culture est marquée d’abord par une cohérence, cohérence qui se développe en tournant autour d’un point focal. Dans une tribu paléolithique, c’est l’animal-totem. En Chine, c’est la notion même de Centre. En Grèce, c’est l’estrade agorapolitique (au-dessus de laquelle plane l’Idée). Au Moyen Âge chrétien, c’est la figure christique (avec la Vierge Marie à côté, et Dieu dans le fond).
    L’auteur de ces lignes s’est demandé à un certain stade de ses recherches quel pouvait être le point focal d’une culture potentielle, pour nous, aujourd’hui et demain, dans le monde entier. Il en est arrivé à l’idée que c’est la Terre même sur laquelle nous essayons de vivre. Ce qui implique un sens de l’espace vécu et une lecture des lieux.
    L’autre élément marquant d’une culture fondée, durable, vivace et qui fait vivre, c’est une poétique. Une telle déclaration en fera s’esclaffer plus d’un. En effet, dans une civilisation, une société qui ne conçoit « la poésie » que comme expression pathétique de la personne, épanchement d’états d’âme, rhétorique solennelle, cruciverbalisme, voire chansonnette, prêter à la poétique un rôle majeur dans la vie d’une société semblera absurde. C’est oublier, ou ignorer, le rôle du chaman dans un groupe paléolithique, néolithique. C’est ignorer la position centrale, en Chine, du Livre des odes qui « véhicule le vent des territoires ». Quant à la Grèce ancienne, au grand moment athénien, la poésie océanique d’Homère y est omniprésente. C’est elle qui entoure et baigne l’agora politique. Sans la poétique d’Homère, la politique se dessèche, perd son envergure, dégénère en politicaillerie.
    Avec sa lecture des lieux, son sens de l’espace, sa recherche d’un langage à la fois topologique et biocosmopoétique, la géopoétique travaille à l’ouverture du monde, à l’élaboration du concept de « monde ouvert ». Si on sait le lire, tout lieu est ouvert, à travers les filons géologiques, le système fluvial, la migration des animaux, des oiseaux, le mouvement des peuples, l’évolution des langues. Avec le concept du monde ouvert, non seulement nous sommes loin de tout repli régionaliste, de tout localisme douillet (ou agressif), mais nous sortons de l’opposition entre le local conçu comme idéologie identitaire et le global vu comme bureaucratisme multinational, qui constitue un des grands terrains de confusion et de conflit dans le contexte historico-politique actuel.
    Avec ces idées en tête, tournons-nous maintenant vers un espace-lieu particulier : la côte atlantique de l’Europe, cet Arc atlantique qui s’étend de l’Andalousie à l’Écosse.


    LE LITTORAL ATLANTIQUE

    Pour diverses raisons, parmi lesquelles une concentration continentale de l’histoire, la mégapolitisation de la civilisation moderne, et, peut-être, en ce qui concerne la France, la moindre importance donnée à sa Marine depuis l’époque napoléonienne, le littoral atlantique a été longtemps marginalisé. Le géographe Le Lannou est allé même jusqu’à parler d’une « destinée négative ».
    Disons tout de suite, avant d’explorer cet espace, que la négativité peut avoir du bon, et qu’il est salutaire de préserver, où que ce soit, des marges. La négativité permet de résister au positivisme de toutes sortes de développements hâtifs, mal pensés, et la marge permet une respiration.
    Avec ces arrière-pensées en tête, abordons l’ouverture, la lecture de la côte atlantique de l’Europe.
    C’est un officier suédois dans l’armée russe, Strahlenberg, qui proposa, aux environs de 1730, que l’on considère l’Europe comme allant « de l’Atlantique à l’Oural », notion devenue « officielle » avec son inclusion dans le Handbuch der Geographie de Volger en 1833. Insister, donc, sur la « marge » atlantique, ce n’est pas se perdre dans la périphérie, c’est donner à l’Europe toute sa dimension, tout son espace.
    Une précision, avant de continuer. Évoquer, prôner l’Atlantique, ce n’est pas être « atlantiste ». « Atlantisme » n’est aujourd'hui, malheureusement, qu’un terme politique concernant les opérations de l’OTAN. Afin d’éviter toute confusion, pour indiquer la marge atlantique de l’Europe, l’aire de respiration et d’ouverture qu’elle peut donner à l’Europe, je dis « atlanticisme ».
    Lire un lieu, vivre pleinement dans un lieu, dans un espace, implique à la fois sensation, connaissance et pensée.
    Commençons par la pensée, la spéculation, le perspectivisme.
    Dans son livre, Le Destin des civilisations, Leo Frobenius développe l’idée que la culture humaine est passée par quatre grandes phases : la phase mythologique (qui serait née dans le Pacifique), la phase religieuse et mystique (qui remonterait à (Asie), la phase philosophique (concentrée dans la Méditerranée, en Grèce) et la phase techno-économique (développée dans l’espace atlantique moderne, surtout dans les pays anglo-saxons). C’est, selon Frobenius, dans la région atlantique que l’on commencerait à voir les insuffisances de l’idéologie techno-économique, et les débuts d’autre chose.
    Cette région serait donc propice au développement d’une pensée nouvelle, à la découverte de méthodologies nouvelles, et, donc, avec le temps, à un nouel espace culturel. On peut même regretter qu’au moment d’élaborer son Discours de la méthode, d’où est sortie la modernité, René Descartes ne se soit pas installé sur la côte bretonne, comme il a failli le faire. Peut-être la modernité en aurait-elle été toute différente…
    Insistons en passant sur le fait que se concentrer, comme je viens de le proposer, sur l’espace atlantique, ce n’est pas être « contre » la Méditerranées, ou contre toute autre mer du globe. Comme tout lieu, bien lu, mène au Monde ouvert, l’Atlantique est une porte, peut-être la plus propice à l’heure actuelle, qui s’ouvre sur l’océan mondial. Saint-John Perse, poète franco-atlantique, dit très bien cet aspect de grande ouverture : « Et aussi bien l’Atlantique, mer ouverte, ne fut-elle jamais “le berceau” d’aucune civilisation particulière, mais simple “lieu” de formation humaine. De l’homme, incirconscrit, elle fut le site le moins clos ».
    Passons maintenant de la pensée à la connaissance et à la sensation.
    La région atlantique est d’abord un espace physique complexe, situé aux limites du monde occidental, face à un océan qui, par la force de ses marées, a coupé la côte à maints endroits en baies, anses et échancrures. En même temps, c’est une région ouverte, qui se prolonge en îles et archipels. Pas d’unité vivante sans esprit d’ouverture, sans sens de l’ouverture qui fait partie intégrante de la structure même, de la constitution même du monde.
    Si j’ai passé toute mon enfance sur la partie nord de l’arc atlantique, je vais me concentrer ici sur le littoral français.
    Évoquons quelques figures, certaines tellement oubliées, écartées de « l’histoire de France », qu’elles ne sont plus guère que des fantômes.
    Voici Guillaume d’Aquitaine, le troubadour (c’est-à-dire le trouveur) qui chantait l’amor lontana.
    Voici le fils errant d’Aliénor d’Aquitaine, qui portait le nom de Jean-sans-Terre.
    Voici Echaïde, le premier découvreur, selon les Basques, des Terres-Neuves.
    Voici Sébastien El Cano, le premier homme a avoir fait le tour du monde (il avait navigué avec Magellan), à en être revenu vivant, et à en parler.
    Voici Jean Laffitte, de Dax, pirate de son état, qui faisait la course, toutes voiles dehors, dans le golfe du Mexique, avant de financer le manifeste communiste d’un certain Karl Marx.
    Voici Champlain, Champlain de Brouage, « le père de la Nouvelle France », qui voyagea d’abord vers les îles de l’Amérique, ensuite au Canada, cartographiant toutes les côtes.
    Voici Jacques Cartier voyageant, les yeux grands ouverts, vers ces pays que l’on appelait les « terres de Canada » : Noremberge, Hochelage, Labrador.
    Voici les capitaines anonymes de tous ces bateaux dieppois qui, au XIVe siècle déjà, partaient vers lecap de Noun ou le cap d’Aguilon sur la côte atlantique de l’Afrique.
    Voici tous ceux de Lorient, de Brest, de Saint-Malo…
    Tous ces personnages sont porteurs d’énergie philoplanétaire et ont suivi de longues routes anthropo-géographiques. Il est hautement temps de les retrouver. Tout un pan de l’histoire européenne a été gommé, en toute bonne conscience, parce qu’il ne rentrait pas dans le schéma établi, pré-établi. Il est temps de déployer les pages d’une carte géo-culturelle plus large, et moins asphyxiante que l’histoire nationale et étatique.
    Pendant de longues années, j’ai moi-même arpenté ce littoral, du sud au nord, et du nord au sud, à la recherche de signes, de sensations et d’informations.
    Parti d’Hendaye, je m’arrêtais au Musée de la mer à Biarritz. J’y saluais les baleines, recueillais des informations sur les poissons et les oiseaux.
    Ensuite, c’était Capbreton, Mimizan, Biscarosse, des villages au bois blanchi, argenté, et partout, le sable.
    Puis le phare de Cordouan, ce grand point d’exclamation dans le bleu du vide.
    La Tremblade, Brouage, Rochefort, Oléron. Le pertuis d’Antioche.
    Ces pérégrinations à travers les sables s’arrêtaient toujours à La Rochelle, où il y avait un autre musée, celui du Nouveau Monde. La Rochelle était à cette époque-là ma destination la plus septentrionale. Là, je rebroussais chemin.
    C’est plus tard, des années plus tard, que je me suis installé dans un nouveau « poste d’observation », cette fois, sur le promontoire armoricain, dans ce que j’appelle mon « atelier atlantique ».
    Mon « atelier atlantique » était d’abord pour moi un lieu de résistance — résistance, je le dis d’emblée, non pas crispée, non pas acharnée, mais rieuse : la résistance ne va pas sans recherche, et la recherche ne va pas sans gai savoir.
    Résistance — mais résistance à quoi ?
    Au marché du n’importe quoi, à tout ce qui est pseudo-culture, à tout ce qui est spectacle creux, images ineptes, démagogie, trivialité.
    Dans son livre, Époques de l’art chinois et japonais, Ernest Fenollosa évoque la figure de Michel-Ange « résistant, tout seul, comme un grand promontoire à demi submergé par les tempêtes, à une médiocrité d’un cinquecento frivole et corrompu. »
    Je crois que nous sommes beaucoup, aujourd'hui, à ressentir ce besoin. Toujours est-il que c’est dans ce sens-là que je travaille.

    Kenneth WHITE


    Kenneth White, poète, écrivain et essayiste, président-fondateur de l’Institut international de géopoétique (www.geopoetique.net)

    “Europe, Atlantique, culture” Texte tiré de la livraison 2005 de la brochure annuelle éditée par
    l’Institut international de géopoétique à l’intention de ses adhérents, Europe et géopoétique.


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  • IL MITO NELLA CULTURA OCCIDENTALE (M. Bortolon)


    Popoli e culture da sempre hanno i loro miti. Nessuna società a noi nota ne è priva, fra le centinaia e migliaia che hanno popolato il pianeta nei millenni; a parte, forse (ma la tesi è molto dubbia), la nostra.
    Il dubbio, si può dire, è la norma, in quanto nello studio dei miti le incertezze e i disaccordi fra gli esperti sono assai numerosi, anche più di quanto non accada nei campi (già paurosamente controversi) della letteratura e della storia delle religioni. Alcuni punti fermi si possono trovare. Il mito (che in greco vuol dire parola, discorso) è una narrazione che svolge diverse funzioni: conoscitiva, sociale, sacrale. Ma già a questo livello è possibile fare delle obbiezioni…

  • EUROPE, ATLANTIQUE, CULTURE (Kenneth White)


    Kenneth White, poète, écrivain et essayiste, président-fondateur de l’Institut international de géopoétique (www.geopoetique.net) “Europe, Atlantique, culture” Texte tiré de la livraison 2005 de la brochure annuelle éditée par l’Institut international de géopoétique à l’intention de ses adhérents, Europe et géopoétique.
  • APERÇU SUR L’HISTOIRE DE L’INFLUENCE DE LA CULTURE FRANÇAISE SUR LA CULTURE ROUMAINE (billet roumain par M. Marginean)


    D’un point de vue culturel, les relations entre la Roumanie et la France apparaissent en 1699, quand fut publié par Nicolae Milescu-Spãtaru le premier document théologique chrétien écrit en langue latine. De plus, les chroniqueurs Miron Costin et Dimitrie Cantemir (1), deux des principaux écrivains de langue roumaine, utilisent beaucoup de mots d’origine française. Les relations culturelles avec la France crurent du fait de la nécessité de faire des traductions littéraires du français au roumain et de faire une bibliothèque avec des livres français.
  • EXCEPTION ET DIVERSITE CULTURELLE : L’AUDIOVISUEL AU CENTRE DES PREOCCUPATIONS EUROPEENNES. (1986-1998) (Yannick Sellier)


    Depuis les années 1980, le statut ambigu de la radio et de la télédiffusion pose problème aux Européens. Une analyse rapide des discours laisse supposer que, d’une manière générale, la Commission européenne fonde son intervention en tenant compte, plus volontiers, de la dimension matérielle de l’audiovisuel (entreprises de production, canaux de diffusion), tandis que les Etats- membres, la France en particulier, pensent leurs actions en fonction de sa dimension immatérielle (art, culture, identité). L’étude des archives nationales et de la presse fait apparaître une articulation de ces deux dimensions qui évolue au fur et à mesure des grandes négociations européennes (discussion des programmes de soutien) et internationales (GATT et AMI).
  • Des racines romaines et chrétiennes de l’Europe pour Michel Butor


    A la fin d’un entretien sur le thème de l’atlas est venue cette question :
    En ce moment, on parle beaucoup des racines chrétiennes de l’Europe. On peut admettre ces racines chrétiennes, mais il ne faut pas oublier que les Chrétiens se sont eux-mêmes basés sur les temples païens romains, donc les racines de l’Europe ne seraient-elles pas plus romaines que chrétiennes ?
    Michel Butor nous a livré une longue réponse que voici :

  • LES EUROPEENS SELON HONORE DE BALZAC (N. Gobenceaux)


    Balzac a voyagé, un peu ; ce ne fut pas ce qu’on appelle un grand voyageur, mais il traversa tout de même l’Europe, une fois pour aller rejoindre Mme Hanska à Saint-Pétersbourg, une fois pour rejoindre Mme Hanska chez elle, en Ukraine (la Pologne à l’époque), à Wierzchownia. Cette Mme Hanska fit voyager Balzac ; ils se retrouvèrent à Genève, à Vienne, à Dresde.






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