Pendant l'été Florence est vide. Encaissée entre ses hautes montagnes, bâtie sur un fleuve qui pendant neuf mois ne roule que de la poussière, exposée sans que rien l'en garantisse à un soleil ardent que reflètent les dalles grisâtres de ses rues et les murailles blanchies de ses palais, Florence, moins l'aria cattiva, devient comme Rome une vaste étuve du mois d'avril au mois d'octobre ; aussi y a-t-il deux prix pour tout : prix d'été et prix d'hiver. Il va sans dire que le prix d'hiver est double du prix d'été ; cela tient à ce qu'à la fin de l'automne une nuée d'Anglais de tout rang, de tout sexe, de tout âge, et surtout de toutes couleurs, s'abat sur la capitale de la Toscane.
Nous étions arrivés dans le commencement du mois de juin, et l'on préparait tout pour les fêtes de la Saint-Jean.
A part cette circonstance, où il est simple que la ville tienne à faire honneur à son patron, les fêtes sont la grande affaire de Florence. C'est toujours fête, demi-fête ou quart de fête ; dans le mois de juin, par exemple, grâce à l'heureux accouchement de la grande-duchesse, qui eut lieu le 10 ou le 12, et qui par conséquent se trouva placé entre les fêtes de la Pentecôte et de la Saint-Jean, il n'y eut que cinq jours ouvrables. Nous étions donc arrivés au bon moment pour voir les habitants, mais au mauvais pour visiter les édifices, attendu que, les jours de fête, tout se ferme à midi.
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La première chose qui frappe, quand on visite cette ancienne reine du commerce, est l'absence de cet esprit commercial qui a fait d'elle une des républiques les plus riches et les plus puissantes de la terre. On cherche, sans la pouvoir trouver, cette classe intermédiaire et industrielle qui peuple les rez-de-chaussées et les trottoirs des rues de Paris et de Londres. A Florence, il n'y a que trois classes visibles : l'aristocratie, les étrangers et le peuple. Or, au premier coup d'oeil, il est presque impossible de deviner comment et de quoi vit ce peuple. En effet, à part deux ou trois maisons princières, l'aristocratie dépense peu et le peuple ne travaille pas : c'est qu'à Florence l'hiver défraie l'été. A l'automne, vers l'époque où apparaissent les oiseaux de passage, des volées d'étrangers, Anglais, Russes et Français s'abattent sur Florence. Florence connaît cette époque ; elle ouvre les portes de ses hôtels et de ses maisons garnies, elle y fait entrer pêle-mêle, Français, Russes et Anglais, et jusqu'au printemps elle les plume.
Ce que je dis est à la lettre, et le calcul est facile à faire. Du mois de novembre au mois de mars, Florence compte un surcroît de population de dix mille personnes ; or, que chacune de ces dix mille personnes dépense, toutes les 24 heures, trois piastres seulement, je cote au plus bas trente mille piastres s'écoulent quotidiennement par la ville. Cela fait quelque chose comme cent quatre-vingt mille francs par jour ; soixante mille personnes vivent là dessus.
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Florence a donc deux aspects : son aspect d'été, son aspect d'hiver. Il faut en conséquence être resté un an à Florence, ou y être passé à deux époques opposées, pour connaître la ville des fleurs sous sa double face.
L'été, Florence est triste et à peu près solitaire : de huit heures du matin à quatre heures du soir, le vingtième de sa population à peine circule sous un soleil de plomb, dans ses rues aux portes et aux fenêtres fermées ; on dirait une ville morte, et visitée par des curieux seulement, comme Herculanum et Pompeïa. A quatre heures, le soleil tourne un peu, l'ombre descend sur les dalles ardentes et le long des murailles rougies, quelques fenêtres s'entrebâillent timidement pour recueillir quelques souffles de brise Les grandes portes s'ouvrent, les calèches découvertes en sortent toutes peuplées de femmes et d'enfants, et s'acheminent vers les Cachines. Les hommes, en général, s'y rendent à part, en tilbury, à cheval ou à pied.
Les Cachines j'écris le mot comme il se prononce, c'est le bois de Boulogne de Florence, moins la poussière, et plus la fraîcheur. On s'y rend par la porte del Prato, en suivant une grande allée d'une demi-lieue à peu près, toute plantée de beaux arbres. Au bout de cette allée, se trouve un casino appartenant au grand-duc. Devant ce casino, une place qu'on appelle le Piazzonne ; quatre allées aboutissent à cette place, et offrent aux voitures des dégagements parfaitement ménagés.
Les Cachines forment deux promenades : la promenade d'été, la promenade d'hiver. L'été, on se promène à l'ombre ; l'hiver au soleil ; l'été au Pré, l'hiver à Longo-l'Arno.
L'une et l'autre de ces promenades sont essentiellement aristocratiques ; le peuple n'y paraît même pas. Une des choses particulières encore aux Toscans, est cette distinction des rangs que les classes inférieures maintiennent avec soin, loin de chercher, comme en France, à les effacer éternellement. […]