A la recherche du temps perdu est une œuvre conçue par Marcel Proust, à la manière d’une cathédrale, un édifice prodigieux sans cesse remanié et augmenté. Ce qui devait être d’abord une œuvre en trois volumes s’achève finalement en sept.
Le temps retrouvé constitue le dernier maillon de la longue chaîne que constitue l’ensemble de la recherche. Proust a d’abord commencé par les fondations, c’est à dire le début et la fin de l’architecture de sa cathédrale, puis il n’a jamais cessé d’ajouter de nouveaux éléments, des réflexions sur la société et toutes les formes d’art (musique, peinture, littérature), des exercices de styles (des pastiches d’œuvres classiques ou encore le fameux
Contre Sainte-Beuve), des intrigues et des personnages amplifiant considérablement l’ensemble du récit pour atteindre le sommet de son monument. On passe sans cesse des réflexions du narrateur en quête perpétuelle de son avenir, de ce qu’il pourrait faire de sa vie, à des descriptions de la société aristocratique et le fonctionnement des salons tout en narrant les différentes intrigues des personnages qu’ils côtoient. En fonction des événements historiques (notamment la première guerre mondiale) Proust a ajusté son récit (cf. les fameux cahiers dont Proust collait en bas de page des rajouts de papiers pour développer un épisode).
Dans
Le temps retrouvé le narrateur est frappé par les différents aspects du vieillissement des personnages, l’influence que le temps fait subir sur leur corps et leur caractère. Cet étonnement affecte sa vision des choses sur l’emprise du temps sur les individus en général et son point de vue qu’il pouvait avoir sur des personnes en particulier qu’il avait pu côtoyer. Ce constat brutal et inattendu joue sur la narration de la partie intitulée « le bal des têtes », sorte de galerie de portraits de presque la totalité des personnages de la recherche formant une forme de bilan.
Le vieillissement des personnages
Ce qui est remarquable chez Proust c’est la façon comment est abordé le vieillissement des personnages que ce soit du point de vue physique, les marques du temps sur le corps en général et le visage en particulier, mais il touche également le langage. Dans cette polyphonie, on est étonné de constater que les expériences de la vie, les renoncements, les succès ou les échecs et les déceptions des personnages influencent le vocabulaire et le ton du langage. La dure loi du salon fait que certains personnages connaissent la déchéance alors que d’autres sont en pleine apogée. On observe alors une part d’amertume et de défaitisme qui résonne dans le timbre des voix des personnages désenchantés et déçus par le fonctionnement du salon en particulier et de la vie en général, qu’ils n’ont pas réussi à entreprendre quoi que ce soit. La voix en fonction des parcours des personnages prend de l’assurance ou non. Le narrateur ne parvient pas toujours à distinguer et à reconnaître ses anciens amis. Il lui faut alors chercher des indices qui lui permettent de trouver la piste de la véritable identité de chacun des personnages. Il doit explorer dans des lointains souvenirs des traces, des pistes permettant l’identification d’un personnage. Quand il n’arrive pas à en trouver sur le plan du physique (le corps a parfois subit trop de changement) c’est par le langage qu’il va pouvoir découvrir la personne en question. Parfois il s’agit juste d’un mot qui est employé très souvent, une expression récurrente dans la bouche d’un personnage qui va faire le lien avec le passé.
Le temps retrouvé résonne comme une forme de bilan sur la galerie des personnages que le lecteur a rencontré tout au long de la recherche. Le narrateur revient sur le salon de Mme Verdurin (devenue princesse de Guermantes) qui a perdu toute sa splendeur d’entant, la réputation que l’on concédait bien volontiers en est quelque peu ébranlée, la déchéance financière et morale de certains personnages ou encore le succès des autres sont évoqués successivement. Le narrateur, « le monsieur qui dit « je » »selon Proust, repoussant l’idée que le livre que nous venons de lire est sa propre histoire, même s’il est vrai qu’il s’inspire de faits réels de son existence, tente de se situer par rapport aux autres personnages. Il se rend compte que le temps a eu un effet sur son corps également, le temps a passé pour lui aussi, ce qui n’est pas sans l’effrayer. Il sait maintenant ce que sera sa vocation, cette quête qu’il a cherchée tout au long de du livre que nous venons tout juste de lire. Finalement le temps durée insaisissable a été mis à profit pour la maturation d’un jeune spectateur et témoin volontaire ou involontaire du spectacle de la société mondaine et aristocratique dont il est parfois le protagoniste. Mais le temps lui est compté pour rédiger ce fameux livre tant attendu et pour enfin dire que le temps retrouvé n’est pas du temps perdu par la concrétisation et la matérialisation de ce livre.
La construction du temps retrouvé
Le temps retrouvé, qui achève l’édifice de la cathédrale, est construit en plusieurs parties bien distinctes mettant chacune à leur manière les différents aspects de la mémoire et de l’emprise du temps sur les personnages. On passe successivement de ce que Proust avait appelé de ses vœux dans ses brouillons : d’abord la partie
L’adoration perpétuelle sur la situation du narrateur, puis on enchaîne sur sa conception de la création de l’art, et sur la réminiscence de la mémoire dont il constate qu’elle était déjà abordée et présente chez des auteurs comme Chateaubriand dans les
Mémoires d’outres tombes ou Nerval dans
Sylvie mais que cet aspect de la mémoire n’a jamais été autant étudié que par lui-même (mis à part Baudelaire qui semble lui avoir donné un apport décisif). Il tente d’expliquer les intermittences de la mémoire affective en revenant notamment sur l’épisode de la madeleine et de ses effets éprouvés lorsqu’il en trempait une dans le thé lui rappelant son enfance à Combray ou encore le tintement d’une cloche sonnant l’heure du repas, lui faisant ressentir le lointain souvenir d’une église de son enfance. Il évoque la situation de la montée des périls, l’arrivée inéluctable de la guerre (deux camps s’opposent dans l’attitude à adopter face à la guerre qui vient tout juste de s’amorcer et dont on croit naïvement qu’elle ne va pas durer). Et enfin il aborde ce que l’on appel « le bal des têtes » où défilent un à un les personnages qui ont constitué l’intrigue de
La recherche. Le temps a eu son effet sur eux tours. Les voix en sont affectées mais plus que le temps c’est surtout l’amertume due au renoncement, à l’inaction ou à l’échec des personnages que l’on devine à travers leur langage respectif.
« Le bal des têtes »
Dans ce fameux passage long d’une cinquantaine de pages, et avant d’aborder le personnage de la Berma, le narrateur revient sur le salon Verdurin qui lui permet de dresser une longue galerie de portrait, des personnages qui étaient tous membres de cette grande « famille ». On apprend alors ce qu’ils sont devenus, on passe de la déchéance des uns aux succès des autres. Le narrateur éprouve des difficultés à reconnaître le maître de maison et les convives car ils ont tous vieillis et paraissent pour certains méconnaissables. Argencourt par exemple ressemble à un vieillard tout comme la Duchesse de Guermantes, Bloch, M. de Cambremer paraissent défigurés par les marques du temps. Le narrateur commence à comprendre ce qu’est l’épreuve du temps et le pousse à réfléchir à la manière de l’appréhender. Le temps a passé pour lui aussi sans qu’il ne fasse jusqu'à maintenant très attention, il n’est plus seulement un simple spectateur de la société mondaine, désormais ses actions ont une influence déterminante sur son parcours. Il s’en rend brusquement compte lorsqu’il dit p. 233* : « Alors moi qui depuis mon enfance vivais au jour le jour, (…), je m’aperçus pour la première fois d’après les métamorphoses qui s’étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu’il avait passé aussi pour moi. » D’ailleurs un peu plus loin dans cette longue évocation du temps passé caractérisée par l’allée et venue des personnages, la Duchesse de Guermantes et Letourville l’appellent « mon vieil ami », « Vous êtes un vieux parisien » ce qui n’est pas sans l’irritée.
On bascule sans cesse d’un temps à l’autre par rapport à la situation d’énonciation, au moment où le narrateur prend la parole. On passe d’une analepse, configuration dans laquelle il se remémore un épisode de sa vie dans l’instant présent, un événement particulier qui lui tient à cœur d’évoquer, à une prolepse, où inversement il se projette dans le futur (on peut prendre l’exemple du portrait du jeune Cambremer qui ressemble à son oncle Legrandin préfigurant le vieillard qu’il sera plus tard). Par ce procédé le narrateur parvient à enrayer la course inéluctable du temps, en retardant sa progression de l’intrigue grâce à ses réflexions et analyses sur le temps comme en quelque sorte des pauses sur la narration. Proust pose les jalons d’une véritable réflexion sur le temps et les différents aspects qu’il comporte et en particulier les effets sur les hommes. Jean-Yves Tadié dans son essai
Proust, Le dossier ** analyse et dégage le « temps vécu » (qui n’est qu’une impression), et « traitement du temps ». Selon lui « le temps vécu relève de la fiction. Il subit, d’autres part, un traitement qui relève de la narration ». Il remarque également que « le récit progresse par sauts. Mais il lui arrive aussi de se retourner vers le passé ». Si l’on observe le traitement du temps et de l’intrigue en rapport au nombre de page on constate que le narrateur progresse lentement qu’il prend son temps et qu’il lui arrive de s’arrêter fréquemment. L’impression du temps vécu, du temps passé et du temps qui passe n’est pas ressenti de la même façon. Il s’interroge notamment sur les traces visibles du temps sur le corps, le vieillissement des protagonistes et leurs descriptions respectives dans la partie « le bal des têtes » en est un parfait exemple (d’ailleurs l’idée que les visages ne sont plus que des masques montre la difficulté pour le narrateur de reconnaître tout le monde comme si les personnages se cachaient bien malgré eux sous un artifice symbolisé par les rides). Il se questionne également sur les aspects moins visibles du vieillissement. Il constate qu’invariablement le temps transforme les caractères. Dans une société mondaine et de salon où tout est basé sur le paraître, le maintien, l’apparence, forgeant les réputations (ou les défaisant selon les situations) beaucoup de personnages semblent être tombés de leur piédestal dans la mesure où ils n’ont pas su prendre en compte cette donnée fondamentale que représente le temps, comme horloge biologique. L’avilissement des corps et des visages est source de déchéance. Le narrateur file la métaphore tout au long de ce passage du « bal des têtes » : « des poupées, (…) il fallait lire sur plusieurs plans à la fois », « ces changements, ces véritables aliénations », « maintenant blanche et tassée en petite vieille maléfique ». Le narrateur observe que les mesures du temps peuvent en fonction de la personne se ralentir ou au contraire s’accélérer. Il constate avec plaisir qu’Odette semble échappée à l’emprise du temps qu’elle soit « un défi miraculeux aux lois de la chronologie ». Il ne parvient pas à la reconnaître parce qu’elle n’a pas changé ce qui est inattendu. Le « bal des têtes » permet au narrateur d’informer le lecteur sur le sort de chacun des personnages qui ont façonné
La recherche. Des conversations entre personnages nous donnent l’état d’esprit, l’atmosphère qui règne dans le salon. Bloch notamment en arrive à interroger le narrateur afin d’en savoir le plus possible sur le fonctionnement de l’ancienne société mondaine et en particulier sur des personnages comme Swann et Charlus qu’il n’a pas connu. Le narrateur tout au long de cette partie fait appel à une notion fondamentale dans
La recherche, celle de la mémoire. Il la travaille et l’entretien afin de pouvoir rassembler ses souvenirs, parce que c’est grâce à elle qu’il va parvenir à dresser le bilan et les trajectoires de tous les personnages, les impressions et les sentiments éprouvés à leur encontre. La mémoire est quelque chose de si insaisissable parce qu’on ne parvient pas à comprendre son fonctionnement (cf. le passage de la madeleine qui fait éprouver et ressurgir des sensations enfouies dans la mémoire du narrateur sans que ce dernier sache les raisons et en comprenne les mécanismes). Le narrateur tente de donner des réponses à toutes les questions qu’il se pose sur la mémoire affective et qui fait déclencher le processus des souvenirs. Les personnages de Proust ne sont pas homogènes mais au contraire disloqués, tiraillés par des humeurs contradictoires ce que le narrateur appelle « les intermittences du cœur » singularisé nous l’avons vu par le langage et par la mémoire. Proust par l’intermédiaire de son narrateur pose les jalons de l’une des plus ambitieuses réflexions sur le vieillissement et le temps, de la manière d’appréhender ce dernier et des conséquences qui en découlent.
David Goulois - Février 2008
*toutes les citations sont extraites du livre Le temps retrouvé de Proust éd. Folio Gallimard classique.
**Jean-Yves Tadié Proust, le dossier éd. Pocket collection Agora
David Goulois est chroniqueur cinéma pour Radio Béton, il a fait des études de lettres et s’est intéressé plus particulièrement à Fernando Pessoa.