Le voyage en Italie a été, aux XVIIIè et XIXè siècles un itinéraire obligé pour les gens de culture. Stendhal, Chateaubriand, Zola et bien d’autres encore ont effectué ce voyage. Les trois auteurs présenté ici ont fait un périple dans la péninsule au moment où le « grand tour » commençait à laisser place aux débuts du tourisme, c’est-à-dire à la fin du XIXè et au début du XXè siècle.
Hippolyte Taine (1828 – 1893) : une boulimie culturelle
Hippolyte Taine, philosophe, historien et positiviste français, est issu d’une famille de petits notables des Ardennes. Normalien brillant, il est considéré par certains comme l’un des maîtres à penser de la France dans le dernier tiers du XIXè siècle. En 1851, il est refusé à l’agrégation de philosophie. Il devient néanmoins enseignant à Nevers, puis à Poitiers. Mais ses idées libérales lui attirent des ennuis et lui empêche d’avoir une carrière d’universitaire. Parmi ses principaux centres d’intérêt, on retrouve la philosophie de l’art (au retour de son voyage en Italie en 1864, il sera nommé professeur de l’histoire de l’art à l’école des beaux-arts). Il a d’ailleurs publié une Philosophie de l’art en cinq volumes où il veut montrer que l’art fonctionne selon des “conditions précises et des lois fixes”. Sa seconde préoccupation est la psychologie du savoir. Il incarne le courant du déterminisme positiviste français. Après la guerre et la Commune, il rédige Les origines de la France contemporaine qui aura un immense retentissement. Taine “fut d’abord un amoureux de l’art dont la sensibilité extrême (à la peinture italienne entre autres) lui permet de pénétrer chaque chef-d’œuvre, d’approcher le secret de sa création et d’exprimer, dans un style superbe, le plaisir et l’exaltation ressentis à chacune de ses découvertes.” [1]
Le voyage en Italie qu’entreprend Taine est avant tout un “voyage de convalescence” après des déboires sentimentaux. Les quelques années précédant ce voyage lui ont été riches en publications parmi lesquelles on retrouve notamment l’Histoire de la littérature anglaise (1964) à laquelle il a consacré sept années de travail.
C’est donc le 10 février 1864 qu’il embarque pour l’Italie et Cività Vecchia. Taine réalise son tour d’Italie dans le sens inverse de celui de la plupart des autres voyageurs. En effet, le plus souvent on observe un itinéraire avec un aller vers le Sud et un retour vers le Nord. Lui choisit d’effectuer cet aller en bateau et de faire le retour en remontant le pays après avoir séjourné un mois à Rome. Il est de retour vers le mois de mai de la même année.
Ce sont les principales étapes de ce périple qui sont relatées dans le récit Voyage en Italie parmi lesquelles, outre Rome, Venise, Florence, Pérouse, Assise ou encore Pise tiennent une place particulière. “Comme un amoureux voulant préserver la vivacité de ses souvenirs, Taine consigne sur le papier les impressions multiples qui l’envahissent au jour le jour. […]. Riche de toutes ses découvertes, il revient à Paris en mai, rapportant de ces trois mois de vagabondage attentif des centaines de pages enthousiastes et spontanées. Empreinte d’une profonde sensualité, elles reflètent l’image d’un esthète en liberté.”[2] Pour Michel Chevalier, “c’est avant tout Taine qui marque le point de départ d’une nouvelle période avec son gros Voyage en Italie qui sera complété par une Philosophie de l’art en Italie. Livre d’érudit un peu myope qui sera déçu par Rome et reste souvent étranger à la vie locale. Taine ne peut cacher cependant son enthousiasme devant les richesses d’art de Florence et de Venise.[3]” Enfin, pour Jean-Noël Mouret, “Taine fait preuve d’une véritable boulimie culturelle et artistique, courant de musée en palais et d’église en monument, n’omettant aucun tableau, aucune sculpture.” [4]
André Suarès (1868 – 1948): sur les pas des condottières
C’est à Marseille que naît Suarès en 1868. Il est issu d’une famille israélite. Il est aussi d’origine italienne par son père et provençale par sa mère. Suarès est considéré par certains comme étant le dernier héros littéraire, “le dernier à faire de l’exercice de la littérature un héroïsme; ni un métier, ni un moyen de subsistance, encore moins le ressort d’un statut social […].” [5] (F. Chapon). Au début du XXè siècle, il fréquente Romain Rolland, George Rouault, Paul Claudel, Antoine Bourdelle ou encore André Gide avec lesquels il entretient des correspondances. À la fois Auteur dramatique, poète, essayiste et moraliste, il est avant tout un “agitateur d’idées, constant révolté, volontiers provocateur aussi bien par ses écrits que par son allure de Don Quichotte égaré dans notre époque” (R. Parienté)[6]. Ce dernier dit aussi de l’auteur Marseillais “qu’il est l’insurgé qui se rebelle contre l’injustice, les contraintes, la vulgarité, la laideur, les facilités, les mensonges et qui s’attaque aux tyrannies de toutes natures.[7]” A. Suarès est un passionné qui n’a eu de cesse de tendre vers la grandeur et la beauté. Selon Antoine Compagnon, Suarès “cherche dans l’art une sorte d’héroïsme où l’homme s’unifierait.”[8]
Suarès est fasciné par la Renaissance. Cela le conduit à effectuer plusieurs voyages en Italie à partir de 1893 qui sont le support de ce qui est considéré comme étant son meilleur livre : Voyage du Condottière. On peut considérer ce dernier ouvrage comme un pèlerinage exalté aux sources de la création artistique. Cet ouvrage est aussi considéré comme l’œuvre de toute une vie, puisque commencé à vingt-sept ans et terminé à soixante et un an. “Il nous [y] livre à la fois ses méditations passionnées sur l’Italie et son itinéraire secret vers la grandeur.” (Y. A. Favre). [9]
A. Suarès s’est rendu cinq fois en Italie. La première fois, de juin à septembre 1895, il va jusqu’en Sicile à pied rapportant de nombreuses notes. Le deuxième voyage à lieu entre septembre et novembre 1902. Le troisième séjour, de mai à août 1909. En 1913, il part avec Jacques Doucet, son mécène. Enfin, le dernier voyage à lieu en 1928. Cette fois-ci, il se déplace en compagnie d’Emile-Paul et de Daragnès et a pour objectif de terminer le Voyage du Condottière.
Le Voyage du Condottière est publié en trois fois, chacun des trois volumes s’articulant autour d’une ville (Venise, Florence et Sienne). Le premier volume, Vers Venise paraît en 1910. Les deux autres volumes, Fiorenza et Sienne la bien aimée paraissent en 1932. Selon Y. A. Favre, ces trois volumes “se superposent en trois itinéraires : l’un, purement géographique, mène Suarès dans les plus belles villes de l’Italie, l’autre lui fait revivre à travers le temps les diverses époques, le dernier retrace les étapes d’une âme en quête de la véritable grandeur, toujours recherchée, jamais atteinte.” [10]
Michel Chevalier dit de ce “récit de voyage de ce juif incroyant avide de spiritualité et même de mysticisme [qu’il] est constamment marqué de poésie, d’exaltation, d’impressionnisme et est tout le contraire d’un guide.”[11]
Jean Giono (1895 - 1970) : un retour aux origines
Bien que d’origine piémontaise par son père, J. Giono n’a jamais vécu, ni même n’est beaucoup allé en Italie. En effet il n’y a effectué que quatre voyages, et tous au cours d’une période restreinte puisque entre 1951 et 1954.
En effet, Giono ne quitte sa région de Provence que pour quelques voyages entre autres vers le Royaume-Uni et vers l’Italie du Nord. Il effectue quatre voyages vers ce dernier pays. En septembre 1951, il se décide à partir avec des amis, les Cadière et Élise en voiture. Ce voyage, comme tous les autres sauf le dernier, a pour objet l’Italie du Nord. C’est celui qui est relaté dans Voyage en Italie publié en 1954. L’année suivante, Giono effectue deux voyages dans cette même région. Le premier à lieu en juillet et en train, il est seul avec Élise dans la perspective de la rédaction du Bonheur fou. Le second se situe en Septembre, il fait alors route en voiture avec le peintre Jacques Thévenet et sa femme. Enfin, c’est en Août 1954 qu’il fait le dernier voyage, de nouveaux avec les Cadière et Élise. Cette fois-ci ils vont jusqu’à Rome.
La relation qui lie Giono à l’Italie est pourtant forte. Son père étant originaire du Piémont. Mais, une personne surtout exerce une fascination toute particulière sur Giono. Il s’agit de son grand père à qui il pense lorsqu’il crée le personnage d’Angelo pour Le hussard sur le toit. Par lui, Jean Giono a des attaches substantielles en Italie. Ce premier voyage en Italie est longtemps différé. Il a donc 56 ans lorsqu’il entreprend de passer pour la première fois la frontière pourtant toute proche. Si ce voyage est avant tout sentimental (l’auteur y souligne souvent ses origines piémontaises), il faut dire, comme il le précise au début du livre, qu’un voyage en Italie lui est devenu nécessaire. Ce nécessaire à pour l’auteur un sens fort comme l’énonce J. Y. Laurichesse [12] : “Il s’agit d’une nécessité profonde, qui dépasse la simple curiosité touristique ou le besoin de documentation pour l’écriture du Bonheur fou.” Le même auteur ajoute que pour Giono, l’Italie est “la patrie perdue, l’identité enfouie, le manque originel qu’un simple voyage pourrait combler. C’est ce qui rend nécessaire le long itinéraire de réappropriation intérieure grâce auquel l’accès au pays réel sera enfin possible, […]. C’est évidemment par la littérature que passe cette réappropriation, et […] par l’invention du personnage d’Angelo.” [13]
Lorsque Giono part en Italie, ce n’est pas pour se tourner vers l’histoire romaine de ce pays ou vers la Renaissance italienne comme beaucoup d’auteurs, mais pour aller à la rencontre de l’Italie du XIXè siècle “qui, bien que proche encore, ne se laisse appréhender qu’à travers cette épaisseur de temps qui est le terreau même de la chronique.” [14] Mais ce voyage a aussi “quelque chose d’un pèlerinage aux sources : l’écrivain va retrouver les petites villes décrites par Machiavel […].” dit M. Girard [15]. D’ailleurs, toujours selon cette dernière, “il s’efforce d’avoir sur toute chose le point de vue de Machiavel, aigu, détaché, parfaitement libre [16].” Ce voyage est donc une façon de confronter sur place ses lectures avec la réalité. On a déjà cité Machiavel, mais il ne faut pas oublier les autres auteurs au premier rang desquels on trouve Stendhal. K. Jarosz [17] dit de Giono que : “le réel italien contemporain ne l’intéresse que dans la mesure où il peut déceler chez lui les traces de ses prédécesseurs admirés.”
Plus qu’un voyage en Italie, c’est un voyage dans la mentalité italienne qu’entreprend Giono lorsqu’il rédige son Voyage en Italie.
NOTES
[1] In À propos de Taine, Postface (anonyme) à Voyage en Italie I, A Rome.
[2] Id. précédente
[3] In CHEVALIER Michel, 2001, Géographie et littérature, Acta Géographica n°1500 bis
[4] In MOURET Jean-Noël, 2002, Le goût de Venise, Paris, Le Mercure de France, coll. Le petit Mercure.
[5] CHAPON F. in IRLES Claudine, PARIENTÉ Robert, 1998, A. Suarès; le condottiere, Arles, Actes Sud.
[6] PARIENTÉ Robert in IRLES Claudine, PARIENTÉ Robert, 1998, A. Suarès; le condottiere, Arles, Actes Sud.
[7] Id. précédente.
[8] COMPAGNON Antoine, Article de l’encyclopédie Universalis sur A. Suarès.
[9] FAVRE Yves Alain, 1996, Précisions sur l’historique du Voyage du Condottière, postface au Voyage du Condottière.
[10] Id. précédente
[11] In CHEVALIER Michel, op. cit.
[12] LAURICHESSE J.Y., 1994, Giono et Stendhal, chemins de lecture et de création, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence.
[13] id. précédente
[14] id. précédente
[15] GIRARD Marguerite, 1974, Jean Giono, méditerranéen, Paris, La pensée universelle.
[16] Id. précédente
[17] Conférence de JAROSZ Krzytof, site du CRLV
Nathanaël Gobenceaux -
2006
Nathanaël Gobenceaux, géographe, travaille sur les relations entre géographie et littérature et plus particulièrement sur les "récits de Voyages" de Michel Butor.